Mme PERSIANI (Études biographiques sur les chanteurs contemporains - Paris, 1840) |
ARTISTES DU THÉATRE-ITALIEN.
Mme PERSIANI.
Jusqu'à présent Mme Persiani m'a été appréciée, nous osons le dire, que d'une manière fort incomplète. On l'a jugée tantôt sur une note, tantôt sur un trait ou sur une broderie; ainsi fait presque toujours le public. Mais la critique, lorsqu'elle s'occupe d'un grand artiste, a une mission plus haute et plus grande à remplir: si elle étudie les détails, si elle analyse les qualités diverses qui constituent une réputation artistique, c'est pour former de toutes ces parties séparées un ensemble complet, c'est pour arriver à la dernière formule du jugement, la synthèse.
Mme Tacchinardi-Persiani est la fille du ténor Tacchinardi qui a eu dans son temps une grande célébrité; il a chanté avec beaucoup de succès au Théâtre-Italien de Paris, et l'on raconte qu'il avait des caprices d'artiste très bizarres. Tacchinardi s'était aperçu de la fâcheuse influence que les défauts de son physique exerçaient sur le public, à son entrée en scène; en conséquence il demandait aux compositeurs et aux poètes chargés d'écrire pour lui, de chercher des rôles qui lui permissent de commencer à chanter dans la coulisse, et, par ce moyen, d'être entendu avant de paraitre sur le théâtre; mais comme cet expédient n'était pas toujours facile à trouver, il avait inventé un autre stratagème pour dérober aux spectateurs une partie de son corps. Ainsi, il se plaisait à se faire traîner sur la scène, debout sur un char triomphal: c'était, je vous l'assure, un triomphateur d'une apparence fort peu guerrière. Du reste, ces petits travers étaient rachetés par une des plus belles voix de véritable ténor qu'on ait jamais entendues, par une magnifique intelligence du drame, par une méthode de chant admirable. Jamais, depuis Tacchinardi, aucun chanteur n'a déclamé le récitatif avec cette expression simple et naturelle qui est devenue un des secrets de l'art du chant. Il est juste aussi d'ajouter que les conditions du drame lyrique ne sont plus aujourd'hui ce qu'elles étaient alors, on peut même dire qu'elles sont entièrement changées. Mais revenons au sujet principal de cette étude.
Comme on le voit, Mme Persiani est musicienne de race, qu'on nous passe l'expression. Il y a du sang d'artiste dans ses veines, et elle soutient dignement l'honneur de son nom. Elle a reçu de son père toute son éducation musicale. La nature lui a donné un organe très étendu, mais qui manquait peut-être, dans quelques parties, de souplesse et de douceur. Des études sérieuses, des efforts de tous le jours ont fait disparaître en grande partie ces défauts.
La carrière artistique de Mme Persiani a commencé sur le théâtre de Livourne, en Italie. Ses débuts n'eurent rien d'éclatant, et nous pourrions même dire qu'ils ne faisaient pas présager les succès qu'elle a obtenus plus tard. C'est, au reste, une particularité qui lui est commune avec plus d'un grand artiste. Mais bientôt après, elle passa au théâtre de Milan. C'est là qu'elle jeta les premières bases de sa renommée, qui s'accrut plus tard avec une grande rapidité à Florence et atteignit en 1835 son apogée à Naples, où elle créa avec tant d'écalt le beau rôle de "Lucia di Lammermoor".
Depuis ce temps, sa carrière dramatique n'a été qu'une suite de triomphes. Après avoir parcouru les principaux théâtres d'Italie, elle fut appelée à Vienne, où elle a laissé des souvenirs d'autant plus glorieux que le grand théâtre italien de cette capitale est le rendez-vous de tout ce qu'il y a de plus distingué dans la société viennoise. Enfin elle est venue à Paris, et le public d'élite qui fréquente le théâtre des Bouffes n'a pas tardé à sanctionner de sa haute approbation la brillante renommée qui l'avait précédée parmi nous. Aujourd'hui Mme Persiani est un des joyaux les plus splendides de cette belle couronne d'artistes, qui fait la gloire de l'Italie et l'orgueil du monde musical.
La voix de Mme Persiani est une des plus étendues que nous connaissions dans le registre de véritable soprano. Elle se pose avec une grande fermeté sur le "si", note basse, et s'élève jusqu'au "mi"; elle comprend donc dix-huit notes, ce qui dépasseles bornes ordinaires de la voix de soprano. Ajoutez à cela une souplesse et une flexibilité sans égales; c'est une de ces voix obéissantes, qui se prètent non seulement à l'exécution des plus grandes difficultés, mais encore aux caprices les plus hardis de la vocalisation. Qu'on ne croie pas cependant qu'elle tienne toutes ces qualités de la nature; le travail en réclame une bonne part. C'est l'étude qui lui a appris à "rinforzare" et "smorzare", c'est àdire à renforcer et à amoindrir la voix, en la faisant sortir pleine, large et degagée de toute influence nasale et gutturale; ò ménager la respiration, ò la prolonger au-delà de la durée ordinaire, et ò la rendre presque insaisissable: c'est l'étude qui lui a appris à exécuter avec tant de bonheur et de justesse ces gammes chromatiques ascendantes et descendantes qu'elle jette comme des gerbes éblouissantes à ses auditeurs étonnés. Admirez encore ce goût exquis dans le choix des fioritures, cette manière agréable de lier les sons ensemble par les transitions les plus heureuses de les enfler, de les diminuer avec des nuances insensibles; dans ses traits les plus audacieux, voyez la difficulté vaincue par les moyens en apparence les plus simples, toujours avec grâce, élégance, légèreté: sa voix est un prodige de souplesse et de charme; en deux mots, elle surprend et plait tout à la fois.
Il ne faut pas croire cependant que Mme Persiani possède un instrument parfait: ses nots de poitrine sont rudes, aiguës et parfois trop stridentes. Quand elle s'élève dans les hautes régions du chant, elle lance des sons aigres qui ressemblent à des cris. Mais ces défectuosités, qui doivent être irréparables, puisqu'elles ont résisté aux efforts les plus obstinés de l'habile cantatrice, se perdent au milieu de ses nombreuses qualités acquises et naturelles.
Examinons maintenant le caractère particulier de son talent. Il est certain qu'elle ne peut pas aborder avec un bonheur égal les genres divers qui constituent l'action dramatique. Nous l'avons vue et admirée dans la "Sonnambula", dans la "Lucia", dans l' "Elisir" et dans "Don Juan"; eh bien! nous croyons que ces ouvrages forment l'échelle la plus étendue de ses moyens lyriques, parce qu'ils sont placés entre les deux extrêmes du trágique et du bouffe. Ce n'est pas au reste la nature de sa voix seulement qui la retient dans ces limites, c'est aussi l'expression de son jeu, nous di rons presque l'ensemble de son organisation physique. Non pas que Mme Persiani; soit dépourvue de grâce ni de charmes; il y dans toute sa personne je ne sais quelle spirituelle finesse, quelle naïveté piquante qui éveillent l'intérêt et les sympathies des spectateurs; son sourire animé tempère agréablement la crudité de son regard, et de sa tête tombe une longue chevelure qui est d'un admirable effet, surtout dans la grande scène de "Lucia". Mais il faut lui rendre cette justice: Mme Persiani paraît avoir la conscience de ses moyens; son ambition n'est jamais trop élevée; elle sait à merveille ce qui lui convient et ce que repousse la nature de son talent: intelligence fort rare, en général, parmi les artistes.
Nous croyons avoir en peu de traits présenté sous toutes ses faces cette figure d'artiste. En finissant, nous voulons rendre hautement à Mme Persiani un témoignage que chacun lui rend sans doute tout bas: depuis son arrivée à Paris elle a été pour nous l'objet d'une attention toute particulière; nous avons suivi avec intérêt sa marche progressive; maintenant nous pouvons dire avec hardiesse que sa place est marquée au premier rang parmi les artistes contemporains. Qu'on ne croie pas cependant qu'elle doive cette haute position à des études nouvelles et à son travail; le talent de cette actrice, lorsqu'elle est arrivée à Paris, était déja dans toute sa maturité; mais elle a acquis cette confiance sans laquelle les plus rares qualités d'un chanteur restent paralysées. La bienveillance et l'admiration du public des Bouffes se sont manifestées pour elle de tant de manières qu'elle a dû acquérir enfin l'assurance qui lui manquait et aujourd'hui qu'elle peut se livrer sans crainte à l'élan de ses inspirations, elle nous fait jouir de toutes les richesses de son admirable talent.
Notre dernier mot sera un conseil: Mme Persiani, vous excellez dans les effets de vocalisation; vous brodez votre chant avec une merveilleuse facilité; vous exécutez des traits qui causent autant de plaisir que de surprise, mais vous touchez quelquefois un écueil dangereux. Nous, qui faisons passer l'intérêt de l'art avant toute autre considération, nous vous dirons la vérité: il vous arrive souvent de vous laisser entraîner par votre goût pour les fioritures, sans égard pour la situation dramatique et les intentions du compositeur; d'autres fois vous couvrez le chant sous un luxe de trails qui éblouissent, il est vrai, mais qui nuisent à l'effet de la période musicale. Vous n'avez pas besoin de recourir à ces moyens pour provoquer l'admiration; vous devez commander les applaudissemens et non les solliciter.
("ÉTUDES BIOGRAPHIQUES SUR LES CHANTEURS CONTEMPORAINS", PRÉCÉDÉES D'UNE ESQUISSE SUR L'ART DU CHANT, PAR MM. ESCUDIER FRÈRES - Paris, 1840)